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Judaïsmes et Questions de Société
29 avril 2012

Le féminisme est-il soluble dans le judaïsme ?

Etre féministe parce que juive

1971bettymarch1 (Betty Friedan au cours de la célèbre marche en 1966 pour les droits des femmes)

A l’instar d’autres mouvements révolutionnaires, le nombre de Juives historiquement engagées dans le féminisme est proportionnellement plus élevé que la moyenne nationale ou l’implication d’autres communautés. Citons pour mémoire la socialiste allemande Clara Zetkin (1857-1933) qui, la première, en 1910, proposa la création de « la Journée Internationale des Femmes », l’anarchiste russe Emma Goldman (1869-1940) et les américaines Betty Friedan (1921-2006), l’auteure du classique « La femme mythifiée » ou Judith Butler, la théoricienne du féminisme « queer »[1].

Mais si leur judaïsme est à la fois l’un des vecteurs essentiels de leur implication féministe, leur féminisme représente souvent un point de rupture avec leur tradition ancestrale et institutionnalisée. D’un côté, la tradition juive, par éducation ou atavisme, leur inocule une conscience, une éthique, une espérance – croire que monde peut et doit changer et que la part de chacun(e) est inestimable dans ce processus – de l’autre, elles rejettent le modèle religieux et patriarcal de ce judaïsme. Et cette rupture est parfois (souvent ?) à l’origine de leur engagement féministe.

Cependant, les chemins sont loin d’être linéaires… Ainsi, Betty Friedan, figure de proue de la seconde vague du féminisme américain et fondatrice en 1966 du National Organization for Women,  revint au cours de sa vie à une pratique communautaire juive. Comme d’autres, l’interrogation sur un antisémitisme présent dans certaines idéologies ou organisations féministes, l’inquiétude au sujet d’Israël ou tout simplement un retour critique à ses origines, œuvrent à cette réconciliation[2].

Alors que certaines affirmeront sans ambages l’incompatibilité entre judaïsme et féminisme, sans pour autant abandonner une judéité ici vécue comme un sentiment et un héritage intimes, d’autres vont essayer, de conjuguer leur appartenance spirituelle et leur féminisme, mieux encore, d’user de leur féminisme pour changer leur judaïsme. Cet article en rendant hommage aux premières va s’intéresser aux secondes, aux féministes juives pratiquantes.

Leur impact est plus important qu’on ne le croie au point même d’être à l’origine d’une révolution qui, pour avoir été longtemps silencieuse, n’en n’est pas moins aujourd’hui perceptible.

 

Etre féministe dans le judaïsme

BerthaPappenheim (Bertha Papenheim) et regina_jonas (Régina Jonas, la première femme rabbin au monde)

 Bertha Papenheim (1859-1936), connue dans l’histoire de la psychanalyse comme Anna O, affirmait déjà la nécessité de concilier féminisme et judaïsme. Après sa cure - on avance d’ailleurs le fait que l’origine de son hystérie aurait été due au fait de ne pas avoir trouvé sa place comme femme au sein du milieu juif bourgeois auquel elle appartenait - elle créa en Allemagne au début du XXème siècle, « la ligue des femmes juives », luttant tout particulièrement contre la prostitution et la traite des femmes à l’intérieur même des communautés juives. C’est aussi en Allemagne que fut ordonnée, non sans difficultés, la première femme rabbin Régina Jonas (1902-1944) au sein du judaïsme réformé ou libéral. Sa thèse finale, en 1930, à l’Académie des Sciences du judaïsme à Berlin était une analyse « halakhique » (de la loi juive) de quatre-vingt pages qui s’intitulait : «  Est-ce qu’une femme peut être rabbin ? ». Elle s’investit dans l’entre aide sociale et spirituelle dans le camp de Theresienstadt, aux côtés du psychologue Victor Frankl, avant d’être déportée à Auschwitz. Les deux autres courants non orthodoxes  avaient, dès le début du siècle, donné des signes d’ouverture aux femmes.  Ainsi en 1902, le rabbin « conservative » Salomon Schechter accepta au Jewish Theological Seminary, pour un parcours d’études juives intensives, Henrietta Szold (1860-1945), fondatrice en 1912 de l’organisation Hadassah[3]. Alors que la première « bath mitsvah » (cérémonie religieuse à l’occasion de la majorité religieuse) fut célébrée en 1922 par la fille du rabbin Mordechaï Kaplan qui posa la même année, les bases du courant reconstructionniste, sensibilité du judaïsme qui se développa ultérieurement en Amérique du Nord. Mais il faudra attendre 1972 pour que la deuxième femme rabbin soit ordonnée dans le monde, Sally Priesand, au sein du judaïsme libéral aux Etats-Unis.

 1972, c’est justement l’année où un groupe de femmes se nommant « Ezrat Nashim » (jeu de mot sur le fait que cette expression désigne à la fois « la galerie des femmes » dans les synagogues et « l’aide ou la solidarité entre femmes ») fait irruption à la convention annuelle de l’assemblée rabbinique du Mouvement conservative avec la complicité des femmes de rabbins. Elles revendiquent au travers d’un document « The Call for Change », de pouvoir être rabbin et donc de poursuivre des études juives à un haut niveau, de compter dans le « minyan » (quorum de dix hommes pour des offices publics), d’être appelées à monter et à lire à la Torah à la synagogue. Elles réclament aussi que des solutions soient trouvées aux femmes qui attendent leur divorce religieux (« guet »), qui dans le judaïsme ne peut-être accordé que par les hommes. Dans la foulée, elles organisent en 1973 la première Conférence Nationale des Femmes Juives à New York à laquelle assistent des centaines de femmes de différentes sensibilités du judaïsme. A partir de ces moments fondateurs, les trois courants du judaïsme non orthodoxe (« conservative », liberal et reconstructionniste), au fil des ans, adopteront tous les changements demandés par les femmes. Des théologiennes ou universitaires féministes juives consacrent des travaux à l’histoire du genre dans le judaïsme, revisitent les textes de la tradition juive, créent des rituels propres aux femmes. Elles mettent en valeur des cérémonies pour la naissance des filles (« Simh’at bat » ou la joie d’avoir une fille) ou créent des prières pour d’autres moments de la vie d’une femme. Elles œuvrent à une liturgie dite inclusive qui féminisent des termes souvent exprimés au masculin. Parmi elles, Rachel Adler, Susanah Heschel, Paula Hyman récemment décédée, Judith Hauptman et Judith Plaskow[4].

Il est possible de dire que l’égalité des genres est acquise au sein des trois courants non orthodoxes du judaïsme et qu’il n’y a aucune prérogative  ni devoir effectués par un homme qu’une femme, au sein de ces mouvements, ne puisse assumer. Même la question des minorités sexuelles est abordée sans tabou, ainsi au sein des mouvements réformés et reconstructionnistes, des femmes lesbiennes sont ordonnées et des mariages de personnes de même sexe, célébrés.

En France ou en Belgique, des femmes qui ont appris en Angleterre ou aux Etats-Unis, exercent comme rabbins : Pauline Bebe, pionnière en la matière, rabbin en 1990 à l’âge de 25 ans, officie à la Communauté Juive libérale (CJL), Delphine Horvilleur au Mouvement Juif libéral (MJLF) où travaillait jusqu’à l’année dernières Celia Surget aujourd’hui aux Etats-Unis et Florence Chinsky, rabbin conservative à Bruxelles.

 

Et le féminisme à l’intérieur du judaïsme orthodoxe ?

 Dès le début des années soixante-dix, le féminisme a touché des femmes juives orthodoxes et de nombreuses initiatives, depuis une vingtaine d’années, le démontrent. Elles sont relayées par des forums orthodoxes féministes comme JOFA créé à New York en 1997 par Blue Greenberg et KOLECH (« Ta voix ») fondée un an plus tard, notamment par Hanna Kehat en Israël.

Malka_Bina(Malka Bina)

Ces féministes orthodoxes ont commencé à étudier le Talmud, clef de la loi juive, dans des lieux comme Matan créé par Malka Bina à Jérusalem. A partir de là, elles deviennent « avouées rabbiniques » comme Rivka Lubitch ou « conseillères en loi juive ». Toutes ces avancées sont le prix de luttes à l’intérieur du judaïsme, des communautés ou de l’Etat d’Israël. Ainsi, Léah Shakdiel, a du se tourner dans les années quatre-vingt vers la Cour Suprême pour pouvoir siéger au sein d’un conseil municipal religieux dans sa ville de Yeroham dans le désert du Neguev. D’autres femmes comme l’écrivaine orthodoxe Naomie Ragen ont usé d’un recours auprès de la Cour Suprême pour dénoncer la ségrégation sexuelle sur certaines lignes publiques d’autobus[5]. Cependant, elles n’obtiennent pas toujours gain de cause comme le montre l’épisode de Anat Hofman, présidente d’un groupe de prières pluraliste, qui défiant un arrêt de la Cour Suprême, a été arrêtée par la police en 2010, pour avoir porté des rouleaux de la Torah (« sefer Torah ») au Mur des lamentations ! Mais le mouvement est en marche et on mesure à la lumière de l’actualité en Israël combien ces femmes participent à un mieux vivre ensemble entre laïques et religieux.

Anatetuneautre(Anat Hofman à droite sur la photo près du Mur des lamentations à Jérusalem).

Ces féministes juives orthodoxes, souvent méconnues, illustrent une fois de plus cette occultation de l’histoire des femmes. La conjugaison des trois termes, « juive », « orthodoxe » et « féministe » choque certain(s), laissent dubitatif(ves) d’autres, indifférent les un(e)s, intriguent ou intéressent les autres. Et pourtant ce mouvement, surtout présent au sein de l’orthodoxie moderne, est, sans doute, à l’origine de l’une des révolutions les plus importantes à l’intérieur du judaïsme contemporain. Ces femmes, et les hommes (pères, maris, frères, fils etc..) qui les soutiennent, ont la conviction que l’évolution du statut des femmes peut se faire en stricte conformité avec la loi juive (« halakha »). Car, contrairement à d’autres domaines régis par la loi juive (respect du shabbat ou des règles alimentaires de la cacherout), l’évolution du statut des femmes dépend de l’acceptation et de l’état de conscience d’une communauté. Elles (et ils) avancent que la loi juive offre tous les dispositifs pour le statut des femmes soit égalitaire. Ainsi, elles pourraient monter lire la Torah à la synagogue, étudier le Talmud, être juge rabbinique ou rabbins. Mais encore faut-il que les femmes, avec la complicité de leurs compagnons de route, connaissent bien la loi, que les communautés juives (« kahal ») souhaitent cette évolution et que in fine, les rabbins avalisent ces orientations. Ce processus d’équité du statut des femmes fait partie à leurs yeux du « tikoun ‘olam », de la réparation du monde et de ses injustices.

 

Sonia Sarah Lipsyc

 Article initialement paru à l’occasion de la journée des Femmes du 8 mars dans « Paroles de femmes», Cahiers Bernard Lazare, Mars 2012, n°336, Paris (cliquez ici pour voir l’ensemble du numéro).

P.S

Le nombre de signes étant limité pour la première version publiée de cet article, je n’avais pu citer l’engagement remarquable d’autres féministes juives, en particulier des pionnières que j’aimerais ici mentionner.

Dès les années 70, celle que l’on nomma la mère du féminisme juif orthodoxe, Pnina Peli Hacohen (1932-2006), juive américaine immigrée en Israël, organisait chez elle un groupe de prières de femmes une fois par mois, à l’occasion de la néoménie (« roch h’odech »), jour de renouvellement de la lune marqué dans la liturgie hébraïque et souvent associée aux femmes. Pnina Peli fut aussi l’une des principales organisatrices de la première Conférence internationale de féministes juives à Jérusalem, en 1988 d’où émergeront des groupes d’études ainsi que les « Femmes du Mur ». Elle créa « Mitsva » l’une des premières associations juives féministes à venir en aide aux femmes, victimes de violences conjugales ou en attente de leur divorce religieux[6].

D’autres groupes de prières de femmes pluralistes, toute sensibilité confondue du judaïsme, vont éclore à New York ou à Montréal, sous l’égide de Norma Joseph et Barbara Nirenberg. Et un réseau « Women’s Tefillah Nework » est alors fondé par Rivka Haut

Femmesdevantsifr_Torah(Femme devant l'arche où se trouvent les rouleaux de la Torah à la Congrégation Spanich and Portuguese à Montréal, l'un des lieux où se réunit le groupe pluraliste de prières de femmes).

Alice Shalvi, orthodoxe passée au Mouvement Conservative lasse de la lenteur d'évolution de son courant d'origine, est une figure centrale du féminisme juif religieux en Israël. Elle est la fondatrice du réseau "Israël Woman's Network", de "l'Internationale Coalition for Agunah Rights qui se bat pour les femmes en attente de leur "guet" (divorce religieux) et de Pelech, le premier lycée israélien où les jeunes filles eurent accès à l'étude du Talmud.   Dans ce domaine, citons aussi Hanna (Chana) Safraï (1946 -2008) qui dirigea  l'institut Judith Lieberman à Ramot Shapira, l'un des premiers lieux d'étude juive intensive pour les femmes. Elle publia, entre autres, en 1988 avec le rabbin Micah D.Halpern, Jewish Legal Writtings by Women ( Lambda Publishers Inc, New York, 1998), un ouvrage dans lequel ces deux directeurs de publication donnèrent la possibilité à des femmes de se pencher sur de nombreux aspects de la loi juive concernant le statut des femmes et d'apporter (enfin)  leurs propres analyses et interprétations[7]

« In last » – mais la liste de ces femmes serait encore longue tant cette histoire est trop souvent occultée – citons la théoricienne du féminisme juif orthodoxe, la philosophe Tamar Ross, auteure du livre phare « Expanding the palace of Torah, orthodoxy and Feminism »[8]. Et terminons sur une figure juive francophone Lily Scherr (1927-2000), historienne[9] qui participa en 1976 au numéro spécial, collectif  et « mythique » des  Nouveaux Cahiers, « Vois d’El-les » de l’Alliance Israélite Universelle.


[1] Les féministes se sont intéressées à la construction sociale des sexes – ce que l’on est censé être lorsque l’on nait femme ou homme - les tenants de la théorie « queer », littéralement de l’anglais « étrange », déconstruisent totalement le lien entre le sexe biologique et le sexe social arguant qu’il y aurait autant de manières d’être que d’individus.

[2] Au sujet de l’antisémitisme au sein du mouvement féministe, voir les écrits de Bernice Dubois et Malka Marcovich à leur retour de Durban en 2001, cités dans Malka Marcovich, « Juive et féministe, la double mise en silence » dans Femmes et Judaïsme aujourd’hui  sous la direction de Sonia Sarah Lipsyc, Edition In Press, Paris 2008. Voir également dans le même ouvrage, Liliane Kandel, « Les féministes face à la Shoah et à l’antisémitisme ». Cf. également à Nelly Las, Voix juives dans le féminisme, Honoré Champion, Paris, 2011.

[3] « Hadassah » est ici le nom de l’Organisation des femmes sionistes d’Amérique qui créa de nombreuses institutions caritatives. Nous ne nous attardons pas dans cet article sur les organisations de femmes juives comme la Wizo dans lesquelles s’investissent des femmes juives féministes.

[4] Je renvoie à nombre d’articles sur le sujet dans « Femmes et judaïsme aujourd’hui » op cité ainsi qu’à d’autres textes dans Quand les femmes lisent la Bible, Pardès 43, In Press, 2007 sous la direction de Janine Elkouby et Sonia Sarah Lipsyc. Voir notamment Béatrice Gasquet, « Savantes, militantes, pratiquantes, panorama des féministes juives américaines depuis les années soixante-dix ».

[5] Voir l'article à ce sujet sur le présent blog (en cliquant ici). 

[6]Se cf à mon article à son sujet sur mon blog personnel http ://soniasarahlipsyc.canalblog.com (en cliquant ici)  

[7] Se cf à mon article à son sujet sur mon blog personnel (en cliquant ici

[8] Voir Tamar Ross, « Quelques incidences du féminisme sur la réalité de la loi juive (halakhique), traduit par Annie Atlan, dans « Quand les femmes lisent la Bible », op cité.

[9] Voir Michèle Bitton et  Michèle HassounLilly Scherr : une historienne juive insoumise : sa vie, ses œuvres, sa bibliothèque à Marseille, Marseille, BJM éditions, 2005.

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